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Il sera toujours là

Je suis vide. J’arrive pas à travailler.

Je regarde mon écran et rien ne vient. C’est le néant total. Une brume nauséabonde m’enlace et m’emporte.

Ma mâchoire se crispe, mon front se plisse, mes yeux se froissent et noircissent. Ma bouche se pince, mes dents se serrent.

Je Le sens s’immiscer en moi. Je Le reconnais. Nous sommes de vieilles connaissances, nous flirtons ensemble depuis bien des années.

Lorsque nous nous sommes rencontrés, je ne devais pas avoir plus de huit ou neuf ans. Il était déjà séculaire.

 

Des chaises sont installées sur les côtés. C’est le bal de fin d’année. Toute l’école est là. Il y a des gâteaux, des confettis, de la musique, des filles, des garçons, tout le monde danse. C’est la fête. Seul un siège est occupé, mes fesses posées dessus. Mon esprit est ailleurs. J’ai commencé par regarder ce garçon. Il a invité cette fille. Le rose lui est monté aux joues lorsqu’elle l’a regardé. Maintenant, ils dansent maladroitement. Lui ne sait pas où mettre ses mains, tente de ne pas écraser ses pieds. Elle regarde ses copines, compare sa prise à la leur. Elle est fière. Elle est merveilleuse avec ses boucles blondes qui ondulent et son rire cristallin qui s’envole en même temps que ses jupons. Elle ne m’accordera pas un regard. Personne ne viendra me chercher.

Je soupire, yeux embués. Lui est venu. Il a frôlé ma nuque, est descendu dans mon dos, puis s’est installé dans mon ventre. Il y a élu domicile. J’ai longtemps cherché à Le combattre, Le repousser, en vain.

Aujourd’hui, j’ai compris qu’Il fait partie de moi. Certains jours plus que d’autres.

Durant mes jeunes années, je n’ai pas compris qui Il était.

Un mensonge, une injustice, mes larmes coulent, mon ventre se retourne. Dents serrées. Ma mère, douce, compréhensive, pleine de bonnes intentions, me prend dans ses bras. Ce n’est rien, ça va passer. Non, ça ne passera pas, mais on s’en fout.

Dix ans. Je suis parmi les grands, parmi, pas tout à fait. Toujours en retard, jamais dans les groupes. On a bloqué la porte des toilettes pendant la récrée pour m’empêcher d’y aller. Je ne peux pas non plus aller dans les buissons. On est en classe maintenant. Je lève le doigt, il faut que j’y aille, vraiment. N’ai-je donc pas pu y aller pendant la récréation ? J’aurais dû prendre mes dispositions. Je ne dis rien, baisse la tête. Tout le monde me regarde, rit sous cape. Je dois me rasseoir, attendre la prochaine pause. C’est impossible. Je relâche quelques gouttes. Mes dessous s’imbibent, lentement. Quelques minutes passent. À nouveau, mon ventre se crispe, je libère encore quelques gouttes, c’est mon pantalon que je mouille désormais. Je ne peux plus tenir. Ma vessie se déverse totalement. Mon banc d’écolier est en bois, il ne peut contenir le liquide qui goutte peu à peu sur le sol. Mon voisin de derrière se moque. « T’as fait pipi ! Hahaha, t’es un gros bébé. Regardez ! La flaque ! Hihihi. »

Mâchoire crispée, encore. Pas une larme, seulement la honte, la haine. J’enfouis. Rester de marbre. Cela ne m’atteint pas. Il fait barrage.

Le collège, les presque grands, les intelligents, les mieux que tout le monde. Encore des disputes, des cris. Il est là. Plus présent encore, chaque jour plus profond. En classe, c’est facile. J’écoute, je réponds ou je me tais. Les récréations, toujours, sont plus compliquées. Je m’assieds sur un banc à l’écart. J’attends. Je lis, beaucoup. Souvent, on me prend mon livre. Je dois courir pour le récupérer, me battre. Les surveillants s’amusent de me voir lutter ainsi. Les jeux d’enfants sont si drôles pour les adultes blasés qu’ils sont. Mes regards implorants n’y changeront rien. Alors, je ne lis plus. Je reste sur mon banc. J’attends. Il est toujours là, sur ma nuque. Il me tient froid. Il pèse sur mon âme.

Un jour, un professeur s’étonne de ma noirceur couchée sur le papier d’une rédaction. Pensant bien faire, il me convoque dans un lieu neutre, la bibliothèque de l’établissement. J’aime les livres qu’elle contient, leur odeur et les échappatoires qu’ils présentent. Je ne m’ouvrirai pourtant pas. Comment parler alors que tant d’oreilles nous écoutent, que tant d’yeux avides nous décortiquent ? Tout va bien, monsieur le professeur. Merci de votre inquiétude. Bien sûr que je vous parlerais si j’en avais besoin. Ventre crispé, mâchoire serrée, toujours. Regard fuyant. Le professeur a des doutes, mais ne fait rien. Que peut-il ?

Un matin, impossible de me lever. De ma nuque, Il a glissé dans mon ventre et tissé une toile qui m’immobilise. On me tire du lit. Non, je ne fais pas l’enfant. J’ai mal. Je ne veux pas y aller, plus jamais. J’irai quand même.

Des spasmes me torturent. Je me plie en deux. J’ai le droit d’aller à l’infirmerie. Il s’agit de crises de nerfs, un peu d’anxiété. Quelques exercices de respiration et il n’y paraîtra plus. « Inspire profondément, avec ton ventre. Gonfle-le. Maintenant, relâche l’air lentement, creuse ton ventre. Mets tes mains dessus, tu dois les voir bouger. Fais ça pendant cinq minutes. Cela va te détendre. » J’irai chaque jour, durant toutes les récréations pendant deux années presque complètes. Elle était douce cette infirmière. Elle ne posait pas de questions. Elle était jolie avec son regard de biche bienveillante. Jamais elle n’a fermé sa porte pour moi. C’était mon refuge, mon rempart. Pourtant, même là-bas, Il me suivait. Il est partout. Il est en moi.

Un matin, l’infirmière est malade. Je retrouve mon banc. Qu’est-ce que je fais là ? Ce n’est pas ma place. On m’oblige à me redresser, à lever un regard que je ne fixe pas. On me gifle. On me pousse. Je ne réponds pas, jet de salive méprisant sur mon visage. Mon esprit n’est plus là, déconnecté. C’est la fin de la pause. J’essuie ma joue, récupère mon sac et, comme un automate, me dirige vers les rangs. C’est mon quotidien.

En quatrième, un petit nouveau débarque. L’air mystérieux, le regard vif mais chargé d’une tristesse mature, profonde. Il est svelte, le menton anguleux. Son teint hâlé contraste avec ses yeux glauques. Sa chevelure brune ébouriffée lui donne l’aspect rebelle qui me fait fondre immédiatement. Le siège à côté de moi, au premier rang, est le dernier disponible. Il s’y installe. Son sourire engageant, dénué de toute moquerie, est pour moi le premier geste amical depuis si longtemps que je m’y accroche de toutes mes forces. Pour la première fois depuis des années, Il avait un tout petit peu moins d’emprise sur moi. Ce n’était pas grand-chose, un sourire. J’ai rougi. Ce serait une journée merveilleuse. Je déjeunais à la cantine tous les midis. En général, je m’éclipse à la bibliothèque dès que j’ai fini de manger, pour lire, m’évader, Lui échapper. Mais aujourd’hui il fait beau. C’est effectivement une belle journée. Une fille vient me chercher. Elle est souriante, rieuse. Quelqu’un veut me voir. C’est une surprise. Il faut que j’aille dans les toilettes, la cabine du fond. Elle m’attend ici, elle n’a pas le droit d’entrer. Il faut que j’y aille, vite !

À l’intérieur aussi, on m’attend. Ils sont trois, ou quatre, je ne sais plus vraiment. L’un d’eux me coince quand je veux repartir. Un autre m’attrape par-derrière. On me déshabille. Je hurle, je mords, je me débats. Je ne fais pas le poids. J’appelle au secours, je pleure. Puis je déconnecte. À nouveau, Il est là. Il m’enveloppe. Il remplace la peur par la haine, toujours elle. L’un d’eux ouvre son pantalon. Il bande. « Suce ! » Il s’enfonce, se retire. Je me débats toujours, les autres ricanent gaiement. J’essaie de mordre, on me frappe. On me tire par les cheveux. Ma tête cogne la cuvette des toilettes, ils rient plus fort encore. Ma vue se brouille, du sang glisse sur mes yeux. On me retourne, la tête maintenue dans le trou. L’un d’eux m’enjambe et s’assied sur mon dos, il m’écrase. Je ne peux plus respirer. J’entends qu’on s’active derrière moi. Je comprends et panique. Mes bras agrippent tout ce qu’ils peuvent, pas grand-chose. La cabine est étroite, mes agresseurs plus forts. On m’écarte les jambes.

La cloche sonne. « Merde, faut qu’on se tire ! »

Ils m’abandonnent là. Mes genoux sont en sang, mon esprit en lambeaux, mon âme dévastée. Mes vêtements ont disparu. Après le vacarme assourdissant de mes cris ; le brouhaha lointain des bousculades dans la cour ; puis, peu à peu, le silence. Je reste au sol, je ne bouge presque plus. J’ai froid, je tremble, j’ai mal. Il est là. Je pleure en silence.

Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé depuis que la cloche a sonné. Le nouveau est debout à côté de moi. Il me parle, je ne l’entends pas. Il me touche, je sursaute. Il porte une boule de tissus dans les bras. « Je les ai trouvés dans la cour. Rhabille-toi, viens. »

Je n’ai jamais voulu aller voir l’infirmière. J’ai remis mes vêtements, défroissés autant que possible. J’ai rincé mon visage, puis nous sommes remontés en classe. Nous n’avons jamais plus évoqué l’incident, jamais.

Pendant un temps, le nouveau Le tient éloigné.

J’ai fait les quatre cents coups avec lui. Ma première cigarette, ma première fugue, mon premier vol. J’ai rapidement compris que lui aussi Le connaissait sans Le nommer. Chacun de nous L’avait vu chez l’autre. Peut-être est-ce Lui qui nous a rassemblés ?

Puis un jour, le nouveau a disparu. La vie me l’a pris et Dark est revenu, plus fort et plus puissant que jamais. J’ai cru L’avoir enfoui, c’est Lui qui m’engloutit.

 

Elle est loin ma première cigarette.

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