Je me demande
J’arrive sur Terre.
La vie s’offre à moi. Je ne lui dois rien. Je prends. Un père, une mère, un foyer, un chien, méchant.
J’ai sept ans et je me demande.
Y a pas que les chiens qui sont méchants. Pourquoi suis-je celle choisie en dernier ? Celle qui reste à regarder.
Je regarde le temps qui passe, les autres grandir, me faire des crasses pour me salir.
J’ai treize ans et je me demande.
Question qui vient comme ça, quand le sort, les gens s’acharnent.
Pourquoi m’ont-ils choisie moi ? Quoi, ma gueule ? Qu’est-ce qu’elle a ma gueule ?
Apitoiement sur soi, ça ne me plaît pas. Il faut pourtant se le demander. Qu’ai-je pu faire pour devenir ainsi le souffre-douleur de toute une communauté ?
Je peux comprendre qu’une fille m’ait prise en grippe, que cette fille soit la reine du collège – même pas belle d’ailleurs ! –, que ses actions soient encouragées et suivies par ses sujets. En dehors de cette emprise, ailleurs, pourquoi ce schéma se reproduit-il ? En colonie de vacances, au centre aéré ?
Seul dénominateur commun : moi. Je suis forcément responsable de ce qui m’arrive.
C’est écrit sur mon front « tapez ici », comme il est écrit « La Poste » sur d’autres
Est-ce mon attitude ? Mes yeux qui attirent ceux qui ont besoin d’écraser les autres ? Mon regard fuyant les courages ? Ma bouche pâle et pincée qui tait la douleur de mon âme ?
Je m’isole et peu à peu le monde m’oublie ; puis me percute. Brutal. Je sombre dans les limbes de ma noirceur. Elle me caresse, m’envahit, me prend, me fait la mort.
J’y songe, délivrance. J’y renonce, souffrance. J’affronte tête haute, moral bas. J’encaisse trahisons hautes et coups bas.
J’ai vingt ans et je me demande.
Question qui vient comme ça.
Pourquoi m’a-t-il choisie ce soir-là ? Quoi, ma jupe fendue ? Qu’est-ce qu’elle a, ma vertu ?
Cette fois, pas d’apitoiement, juste un questionnement. Qu’ai-je pu faire pour attirer ainsi les cons d’ailleurs et d’ici ?
Je peux comprendre qu’une jupe courte et un regard aguicheur puissent plaire à quelques coureurs. En dehors de cette évidence, qu’est-ce qui justifie tant de violence ?
Méthode rodée, j’enfouis. Mon corps jamais n’oublie.
Je m’isole et peu à peu le monde s’enfuit ; puis je percute. Fatale. Je fonds dans la luxure et la liqueur. On me caresse, s’approprie, m’attache et me tache.
Je songe, petite mort. Je renonce à mon corps. J’affronte tête haute, moral las. J’encaisse queues hautes et cous gras.
J’ai trente ans et je me demande.
Question qui me vient comme ça.
Pourquoi m’a-t-il choisie ce jour-là ? Promesse d’un avenir rose tendue ? Qu’est-ce qu’elle a ma vue ?
Cette fois, pas de questionnement, juste deux enfants. Qu’ai-je pu faire pour attirer ainsi d’aussi jolis sourires et cris ?
Je peux comprendre les difficultés d’éducation, pas la fuite de ses obligations. Je ne peux comprendre que ma jupe courte et mon regard aguicheur ne puissent plus plaire à mon coureur.
De fond en comble, il me caresse, sans joie il jouit, sans foi je fuis.
Ça fait dix ans que je me demande.