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Le brouillon

Me voilà assise sur mon lit, face à cette barre qui clignote et me nargue en haut de ma page blanche. J’ai peu de temps. Je le sais. Certains sont stimulés par l’urgence. Moi, j’aime le travail soigné, bien fait. J’aime prendre mon temps, réfléchir, tourner les idées dans ma tête.

Cela fait maintenant deux ans que mes idées tournent, il serait temps qu’elles arrêtent et se déversent enfin sur cette feuille. La barre me nargue toujours, saleté ! Prompt, qu’elle s’appelle, il paraît. Je suis plutôt prompte à la faire taire et tape les premiers mots qui me viennent.

Le doublon

Super. Ma page n’est plus blanche. Elle est maculée de mots éjaculés. Pourquoi ceux-ci ? Ils me rappellent un film. J’efface. Ma page est à nouveau blanche. J’essaie d’oublier cette fichue barre et jette ma tête en arrière, ferme les yeux, laisse mon esprit s’échapper.

Les idées fusent, mais ne se fixent pas. Je prendrais bien un bourbon, tiens ! pour pas péter un boulon. L’alcool me file le bourdon.

Mes yeux fermés décuplent mes autres sens. J’entends souffler le vent qui s’engouffre en rafale entre mes volets croisés, le chat qui râle derrière la porte verrouillée. Je sens l’odeur des crêpes du repas d’hier soir vite torché pour avoir ce temps grappillé gaspillé à regarder cette barre clignoter sans avancer.

Ce matin, les enfants jouent dans leur chambre, l’orage gronde. Le père rôde.

Je me suis relancée, les mots commencent à affluer. L’orage redouble d’intensité et la lumière clignote à plusieurs reprises. Je reste concentrée. Je ne sauvegarde pas, inutile j’utilise ce fameux logiciel en ligne qui s’occupe de tout.

Sans surprise, un éclair plus intense qu’un autre vient couper le courant. Même pas peur, mon ordinateur portable est sur batterie ! Oui, mais la box qui prend soin de mes sauvegardes, elle, est bel et bien branchée. Mon document ne répond plus, j’étais à quelques lignes du point final. Au moins, Prompt ne clignote plus pour me narguer. Il ne me reste qu’un peu plus de deux heures pour publier sous peine d’échouer au défi des vingt-quatre heures de la nouvelle de Littésite.

Je réfléchis, mon téléphone ! Il a une connexion indépendante. J’active le point d’accès wifi. C’est long, mais ça va le faire.

11 h 46

« Maaaaaman ! La tablette, elle marche puuu ! »

Je les avais presque oubliés. Le jeu préféré de mon dernier est déconnecté, lui aussi. J’entre les identifiants de mon portable dans ses paramètres. C’est long, mais ça va le faire. Il m’arrache la tablette des mains et repart, déjà absorbé par son jeu. Je t’aime mon fils, de rien, c’est normal.

11 h 48

« Maaaaaman ! La radio marche puuu ! »

C’est l’aînée cette fois. Je lui suggère de prendre son MP3 qui fonctionne sur piles, rechargées la veille. Elle repart en me claquant la porte au nez. Je t’aime ma fille, de rien, ce fut un plaisir.

11 h 49

« Chériiiiiiie, qu’est-ce qu’on mange ? J’ai faiiim ! »

Zut, je l’avais presque oublié celui-là.

« Je sais pas, des sandwiches ? C’est bien ça, un sandwich ?

— J’aurais préféré que tu nous fasses ton gratin.

— Il n’y a plus de courant. Pour le four, c’est mort.

— Pfff, tu fais aucun effort.

— … »

Il reste la baguette entamée ce matin, du pain de mie et des chips dans le placard, du jambon et du beurre dans le frigo, quelques tomates, deux carottes. Parfait.

 12 h 38

J’ai mangé en express, laissé la non-vaisselle à monsieur. Toujours pas de courant. Je reprends mon clavier. Je cherche une chute originale, intéressante. Une qu’on n’a pas vue venir, un truc histoire de marquer le lecteur quoi.

« Chériiiie, y a plus de papier aux toilettes.

— Regarde dans le placard.

— Dans quelle porte ?

— Chais pas, cherche ! »

Je n’arrive plus à me concentrer, les enfants s’agitent, se disputent. Je fais le vide. Le voyant de mon ordinateur clignote. Il me reste quarante-cinq minutes d’autonomie. Pour une fois, je prends mes précautions. Je copie mon texte complet et me l’envoie par mail. Je l’aurai sur mon téléphone.

 Je refais le vide. Prompt est toujours là. La chute…

 13 h 16

Oui ! Ça y est, je la tiens enfin. 5 800 caractères espaces comprises, pile dans le quota requis !

Il ne me reste plus que la couverture. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais bien pouvoir proposer.

Mon histoire, à l’occasion du onze novembre, parle de la preuve faite par les femmes qu’elles peuvent travailler, gagner leur vie sans leur mari et du peu d’avancées relatives à la veille du siècle de cette preuve. Elles travaillent, certes, mais beaucoup sont encore dépendantes et de grandes inégalités persistent. Bon, la couverture, donc… Il est 13 h 18, quarante-deux minutes avant le gong. C’est court, mais ça va le faire.

 Je navigue sur la toile à la recherche d’images de suffragettes, de femmes des années 20 pour faire mon montage quand mon écran devient noir… 13 h 24. Mon ordinateur m’avait pourtant prévenue.

Pas grave, j’ai mon brouillon sur mon téléphone, moins pratique, mais ça reste possible, rien n’est perdu, je m’accroche. Je reprends donc mes recherches et choisis mes images. J’utilise mon application habituelle pour envoyer les jolies photos retouchées à mémé pour fabriquer une couverture potable.

 13 h 43

C’est fini ! J’ai même le temps de faire une dernière relecture. Trop la classe ! En arrivant aux dernières lignes, je vois qu’il manque ma fameuse chute. Je n’ai pas actualisé mon mail…

Je n’ai plus le temps. Pas grave. Je rajoute une petite phrase à la fin. Je change le titre, modifie ma couverture et hop, ça fera l’affaire.

 13 h 56

Je me connecte à Littésite. C’est long, mais ça va le faire. Je copie mon texte, le colle dans le sujet, ajoute ma couverture. Elle est lourde. C’est long, mais ça va le faire.

 13 h 59

Tout est chargé, j’envoie. Mon portable clignote en rouge. « Votre batterie est déchargée, votre téléphone va s’éteindre dans 30 secondes. »

 Dites, vous avez reçu mon brouillon ?

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